C’est le dessin combattant pénétrant les strates, défiant les stratégies de la composition. Et si le combat se limitait à cette perforation hyménée, qui est en fait, une germination ayant atteint son centre, donnant des tiges, des fleurs et des fruits dans un ordre caché ; les grandes herbes giflant de leurs diagonales les plans du tableau en charges de cavaleries jusqu’aux drippings de Pollock… mais aussi jusqu’à la mort foudroyante du grand végétal… Le dessin combattant peut naître d’une contraction furieuse, n’être qu’une contradiction, une densité de force et d’engagement politique et poétique, génératrice d’autres contractions et d’autres densités au sein même du trait. Le viscéral n’a rien à voir dans cette affaire, même si les dessins d’Antonin Artaud côtoient la douleur de la chair et le dérangement de la normalité…
Le dessin combattant comme lutte pour s’intérioriser au plus près du sujet et donc le laisser s’échapper, pour apprendre à dessiner et oublier le dessin. N’est-ce pas Vincent Van Gogh, au départ piètre dessinateur, qui lutte, qui lutte et qui finalement trouve le dessin ?
VISAGES
Des miroirs avancent, des plans se déploient, le noir crache ou s’attendrit ; il y a des ombres mais de qu’elles lumières naissent-elles ? Pourquoi des ombres ? Et le clair intouché, rencontre du vierge et de la lumière ou seulement reflet d’une paroi excessivement noire, un escalier qui s’enfonce au cœur de linéaments et de hachures, laissant la trace diurne en surface d’un vide circonscrit…
Le dessin pénètre la face, la face se pénètre par le dessin qui alors s’efface pour qu’apparaisse la face. Le trait suit ses stigmates signés au trait, saignés, scarifiés, comme des retenues de sables aux provenances vagues. Le trait écrase, imprime ou s’échappe, sinue, strie les formes pensées. Mais les traits génèrent des trous, peut-être des erreurs qu’il faut sauver, des perspectives égarées à retrouver un chemin, avant qu’elles ne s’échappent comme flèches sans cibles.
Dans ses constructions, le visage et ses traits qui ne sont pas les traits du visage, se surlignent, se censurent en tous sens dans un combat élémentaire. Il y à l’endroit, l’envers et l’intérieur, l’enveloppe, la surface, les vibrations. Certains cherchent la clef ; mais y a t il une serrure ? Certes le dessin a toute sa liberté mais s’emprisonne de lui même à plaisir.
Représenter le visage n’a plus sa raison d’être s’il se limite à une ressemblance, ne pas le décrire mais l’écrire. Le visage en porte-réflexions, il est, certes, un prétexte à des jeux de formes et de couleurs mais demeure, avant tout, un lieu pictural autant qu’un paysage, un corps, des objets assemblés...
TRAITS ACCUMULES
Lorsque j’accumule les traits afin de « sauver » mon dessin
d’un froid graphique, est-ce que je triche ? Et à contrario, lorsque je
dessine « au trait » comme le faisait Ingres, puis Picasso, alors que
le trait sans tâche ni attache est comme le résumé de toute une expérience
graphique et que ce trait dans sa plus simple expression, comme une signature
limpide, illusionne les couillons, au point qu’ils croient en une illumination
venue du ciel, est-ce que je triche ?
Car le fait de donner plus ou moins d’intensité dans le trait pour
évoquer un modelé, donner forme à un espace, pourrait être de la plus grande tricherie.
Une excessive simplicité n’est pas la marque d’un dessin réussi, surtout
que depuis l’avènement de l’art moderne, on accepte toutes les déformations et
les erreurs comme gestes volontaires. Le «dessin au trait », le
contour, la ligne continue, sans ombre ni modelé, généralement réalisé en un
mouvement lent et progressif, comme on « avale d’un trait », doit
être de toutes les suspicions. De tout cela le peintre chinois Shitao nous en a
parlé dans son fameux traité de la peinture qu’il définit comme une réalité
parallèle au monde. Pour lui, « L’Unique Trait de Pinceau confère l’infinité
des traits du pinceau…».
L’artiste qui a beaucoup pratiqué la peinture et le dessin, peut tracer
trois traits tombant « à pic », le tour est joué, le public aussi !
Le fait d’accumuler les traits est en quelque sorte l’aventure du
dessin, son parcours, avec ses embûches, ses sauvetages et ses
redressements ; c’est créer sa forêt et l’explorer en même temps, le jeu
étant d’être ou ne pas être / d’être et ne pas être, en son intérieur:
l’immersion et la distanciation : être ou ne pas être assommé par
derrière ! Accumuler est un acte de plaisir, de fabrication amoureuse,
autant de traits, autant de mouvements entre deux corps. Comme en amour, on ne
peut se satisfaire de quelques traits!
L’UNIQUE ET LE REPETITIF
Une définition du dessin ?
La seule affirmation qu’on puisse
donner c’est bien celle de l’indéfini, de l’infini ; non pas dans son
aspect final mais dans sa conception, dans son âme. Le dessin aurait une âme,
même si le dessinateur n’a pas d’état d’âme ?… Le dessinateur le
sait-il ?
Ces quelques traits, ces quelques
notes sont les fruits de l’expérience d’une vie, un combat où l’artiste mouline
à tout rompre contre l’indifférence.
Ne pas trop réfléchir au dessin
mais le pratiquer, le vivre dans ses mouvements quotidiens, intérieurs,
musculaires et cutanés.
L’improvisation se doit d’être
créative; pouvoir imaginer le monde dans sa globalité dans la plus simple de
nos attitudes et relier les humains et les choses à l’univers. Si je pose un
objet sur une table je pense à la rotondité de la terre et cette globalité me
donne les distances nécessaires pour respirer plus librement, comprendre et
voir où je suis, qu’elle sera l’action que je vais mener à sa surface...
Je ne parle pas de la technique
du dessin mais des diverses techniques de représentations.
Il y a le dessin qui copie, qui
contourne, qui restitue et celui qui produit des formes les faisant jaillir
d’un intérieur dont on a du mal à savoir s’il s’agit d’un intérieur existant ou
de l’ intérieur même du dessin, sachant qu’il s’est créé de lui même. Et que jaillissent
les formes de leur propre intérieur ainsi que nous l’enseigna le Cubisme !
Un enseignement délaissé aujourd’hui au profit d’une réalité photographique qui
se mêle aux images de la consommation courante…
NOIR HAIT BLANC ?
Le dessin ne peut se
désolidariser de la composition, il est, LA composition, l’architecture, la
dynamique ; fluide, gras, lourd, sec, démonstratif, souterrain… Il est une
stratégie, la stratégie du dessin, de l’espace, de la parole écrite, de ce que
la parole ou l’écriture ne peuvent dire.
Il y a des dessins épurés, forts
en densité, d’autres aux traits accumulés, saturés d’ingrédients graphiques,
des assemblages indissociables de la vie jusqu’à ce que l’œuvre en arrive à ne
plus avoir de parole et n’être qu’une scorie de vie, tel un vêtement mille fois
lavé dont il ne subsisterait que les coutures et que, l’œuvre soit sans voix et
ne puisse se révolter contre son auteur, son père. C’est seulement lorsque le
scripteur aura laissé les traits à leur propre destin que cet ensemble
deviendra autonome, il n’y comparaîtra qu’une sorte d’ADN séchée, sperme sombre
craquelé sur papier blanc, semence blanche sur fond noir… Traits sombres en
migration sur territoires blancs…
Le tout dessin est en nous, nous
l’avions déjà plaqué dans nos entrailles, dans les canalisations de nos veines,
les vibrations de l’épine dorsale. Le dessin est en trame en nous, un tamis
laissant fluctuer les plus petits grains de je ne sais quoi, les nuances sans
un doute apparent.
Et le tactile dans tout
cela ? Faut-il nous voiler la face, souffrir un aveuglement pour ne voir
qu’au toucher et le dessin est alors volume, gravure, texture, relief, une
scorie encore?
C’est parfois un fagot prêt à
brûler, crépitant jusqu’à donner du cri, le dessin percutant nos tympans !
Oui, enfin, le cri, on l’attendait celui là!...
Mais à chacun son cri, ses
crissements, le va et vient de ses élytres, les arbres aux cigales et les
champs aux bourdons !
Le chant de l’encre de Chine et
le noir dessein du grillon.
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