mardi 26 août 2014

LAETITIA LESAFFRE : UN CERTAIN TROUBLE (Michel Foucault)

A la découverte des photographies de Lætitia Lesaffre, le regard est tout de suite pris d'hésitation tant ses travaux combinent étroitement la  photographie et la peinture. Normal. Lætitia est à la fois peintre et photographe. 
Quand elle peint, elle recouvre ses toiles à l'aide de matières mêlant laques traditionnelles et produits industriels. Ses mélanges de matières lui permettent de créer de vastes et complexes surfaces réfléchissantes . Sa toile devient miroir. Elle invite le spectateur à de subtils et multiples jeux de regards avec les images qui surgissent à sa surface. Images mouvantes qui apparaissent ou disparaissent au gré des déplacements. Images incertaines et flottantes au gré de l'ombre et de la lumière. 
Les photographies de Lætitia Lesaffre sont en totale continuité avec ses préoccupations picturales. Ses captations photographiques donnent à voir de grands fonds noirs somptueux d'où émergent des corps ou des fragments de corps.  Leurs contours sont incertains, leurs images semblent brouillées. 
Ces corps lumineux souvent dénudés qui surgissent des ténèbres ne sont pas sans évoquer les effets de clair-obscur des grands maîtres du baroque. L'artiste suscite le trouble dans le regard du spectateur. Celui-ci est à la fois attiré par cette nouvelle interprétation du corps, du portrait, de l’essence même du sujet, mais également interpellé par le grain, le flou du tableau qui rend au sujet son intimité. Les corps à peine apparus gardent tous leurs mystères. 
Entre apparition et disparition, entre rêve et réalité, entre certitude et incertitude, entre ombre et lumière, entre peinture et photographie, Lætitia Lesaffre propose des images énigmatiques. Elle invite le spectateur à effectuer un parcours méditatif qui interroge sur la présence de l'autre et sur le fonctionnement de son propre regard. 

dimanche 24 août 2014

NAOKO TSURUDOME : LA PARENTHÈSE MERVEILLEUSE… (Yannick Lefeuvre)

Devant les gravures de Naoko Tsurudome, on s'arrête. Elle nous livre l'évidence d'un soi intime en phase d'être éveillé. Elle est subtile dans son économie. Elle ne retient des animaux, choses ou êtres divers qu'une bribe, un morceau, un seul mouvement lui suffit. Elle n'en révèle qu'une morsure, un bord, une courbe, un élan. Ainsi, elle nous laisse toute liberté pour imaginer. De plus, elle fait lien d'un pays à l'autre avec une grâce magique. Les adages qu'elle re-visite avec humour s'élancent vers une nouvelle vie. Elle tisse donc autant par l'image que par les mots des compositions où l'esprit de chacun devient le poète d'une rencontre. Elle avance dans le souffle, la joie, le plaisir d'être au monde. Inutile d'en écrire plus, écoutons là se raconter, tout y est …
«Normalement, je fais une gravure et puis cherche un titre qui s’accorde bien avec elle. Il y a des exceptions, bien sûr, des cas contraires : des mots d’abord, et puis des images. Cela arrive rarement. Je vous présente une gravure qui est née à partir d’un récit. Un jour, ma sœur m’a envoyé un mail. Il y était écrit  : ...l’autre jour, le Docteur de l’ayurveda m’a dit avec une voix sérieuse « Si vous avez des questions, notez les immédiatement sur le papier. «There is no hope in your memory power ».... Cette phrase m’a incité à créer des images. J’ai évoqué premièrement un coq, qui est censé, au Japon, oublier facilement. On dit « le coq marche à trois pas et oublie». 
Cette expression en a entraîné une autre  : avoir une mémoire d’éléphant. Le coq et l’éléphant, sont-ils contraires  ? Oui, c’est possible, bien qu’ils ne soient pas issus de la même culture, le coq japonais et l’éléphant français. D’autres choses me sont venues à l’esprit  : pousses de radis, champignons, traces d’animaux et d’oiseaux… 
Les pousses et les champignons ont la mémoire courte. Les traces ressemblent aux mémoires, ou le contraire. Les mémoires sont des empreintes dans l’esprit comme des traces qui sont laissées sur les chemins. Tous les acteurs ont été réunis. Je les ai fait jouer. Le nez de l’éléphant et la queue du coq se sont allongés, et les traces se sont embrouillées. Quant aux pousses de radis et aux champignons, eux, ils se sont ordonnés. J’ai enfin composé une gravure et voilà «une mémoire de coq»(Estampe,gravure à l’eau forte, 1/1039,5 x 39,5 cm).
Elle sait passer à travers les miroirs des civilisations et créer avec tranquillité un nouvel univers qui n'appartient qu'à elle. Pourtant chacun s'y reconnaît et se surprend à ouvrir les fenêtres de ses propres rêveries avec au cœur une joyeuse et soudaine complicité.

vendredi 15 août 2014

LUCIEN RUIMY N'EST PAS PEINTRE (Arthur Haase)

C'est un homme qui veut parler, mais pauvre homme, il n'a pas de mots, il n'a que couleurs et mouvements.
Lucien Ruimy ne sait pas peindre, mais il sait s'exprimer.
Ce sont ses mains qui déposent des pensés qui sont couleurs, des couches de temps qui sont des couches de vie, des bouts d'émotions qui sont des bouts de lui.
Lucien Ruimy n'est pas peintre, il est spectateur de lui-même.
C'est son corps qui agit, c'est son souffle qui parle, lui n'intervient que pour stopper l'action, lorsque son œil est satisfait, et ainsi rendre la peinture œuvre.
Vous pouvez penser ou théoriser à votre guise, masturber vos neurones complaisants, vous ne tirerez rien.
Écoutez plutôt la murmureuse matière qui raconte son chemin, regardez ce cliché qui fige un flux de pensée, et délectez vous du chant des muses, ces entités inconscientes qui jaillissent des esprits jusqu'aux tableaux, malgré lui, malgré nous, malgré tout, du fond du crâne.
Ses peintures sont des danses. Les yeux divaguent dans un espace clos et pourtant infini, suivent les rythmes comme les mains les ont suivis. Mais la danse c'est la vôtre. Lucien Ruimy est interprète, un interprète de plus de cette musique qui habite nos têtes.








mercredi 13 août 2014

EDITH BASSEVILLE : ESQUISSES DE FER… (Yannick Lefeuvre)

S'il y a discontinuité entre l'humain et la nature, quelques artistes le sachant tentent de nous en révéler une part d'invisibilité. Ce trait d'union symbolique ouvre nos regards sur ce monde qui devenu indifférent reste malgré tout pour certains magique et merveilleux. 
Pour ce faire, Edith Basseville prend le chemin le plus déroutant qui soit. Ce sera par le fer de ses sculptures qu'elle travaille jusqu'à la troublante transparence de ses œuvres. Dans l'étonnement du monde, elle tente de dire l'écho, l'ombre, le vide et le silence... par là, elle sait qu'un lien artistique peut encore dire le mouvement de la vie. Ce lien sera entre ciel et terre. 
S'il y a socle, il ne tient qu'à un fil. L'élan des plantes, des feuilles, des fruits, des êtres, c'est ça qu'elle cherche. D'abord de cerner les rotondités, les tenir d'une tendresse de main de fer pour en goûter la beauté. Puis de fil en aiguille car elle a quelque chose d'une couturière doublée d'un forgeron, elle gribouille sans autre intention que d'attraper une poussée, une flambée de vie au cœur de ce qui nous entoure. 
Du plus loin de ce qu'il en est d'une fleur, d'un visage, d'une flamme, elle la grillage, l'affine, la rend poreuse. Elle fait mouche d'une dérive où le fer devient fine toile d'araignée. Elle tisse ses fils d'une Ariane qui, amoureuse de la vie trouve une route devenue lumineuse. 
L'esquisse est une source encore inexplorée ( Il laisse au geste la liberté d'aller vers l'essence des êtres et des choses). Tout en gardant secret les désirs, il les structure pour des lisibilités possibles. Nos regards si souvent absents du monde retrouvent devant ses œuvres aériennes une vitalité oubliée. Elle nous fait toucher du regard leurs substances par jeu d'ombres. Ainsi éclairées, révélées, elles nous surprennent et nous émeuvent. 
Mais son art reste tenu. Il s'affirme avec une présence solide car elle n'oublie pas les règles de la sculpture où les opposés se doivent être présents pour vibrer. Ce sera ainsi par cages interposées qu'elle officie.

Et quand la cage devient oiseau, elle est ravie et nous avec elle !

ALEXANDRA CHAUCHEREAU : ATTENTION AUX IMAGES (Michel Foucault)

Quand il déambule dans la  galerie de personnages proposée par Alexandra Chauchereau, le spectateur décèle au premier regard une aimable série de portraits. Il est littéralement happé par ces hommes et ces  femmes de tous âges, il pourrait y reconnaître facilement un membre de sa famille ou un être cher de son entourage. Il serait prêt à accueillir ces nouveaux venus et à établir de nouvelles relations tant leurs regards ou leurs sourires semblent complices. 
Ce premier regard  rempli d'empathie et de compassion est rapidement  mis en alerte par la mise en scène des portraits: sur un fond neutre (souvent rouge) chaque personne nous fait face et tient entre ses mains un panneau comme dans les fiches policières permettant l'identification  des prévenus .  Le dispositif mis en œuvre dans les portraits d'Alexandra Chauchereau tient de la méthode policière. Qui sont ces personnes ? Qu'ont-elles à déclarer ? Afin de mener l' enquête, l'artiste dépose un certain nombre d'indices : des mots, des symboles très vite intrigants. L'enquête s'annonce plus compliquée que prévu. Les traits sereins d'une femme sont contredits par le mot DÉBORDÉE. Un septuagénaire à la moustache et aux cheveux blancs déclare sur le panonceau qu'il tient entre ses mains : J'AI VINGT ANS. 
L'image d'un père bienveillant à l'égard de son fils qu'il tient entre ses bras est confrontée aux injonctions des normes familiales : TU SERAS UN HOMME MON FILS.
Le sourire accueillant d'une sexagénaire se heurte à la rigueur et à la sécheresse d'un code-barre. Qui sont réellement ces personnages dont l'image et les déclarations ne coïncident pas tout à fait?  L' identification de chacune des personnes s'avère plus difficile à saisir que ce que notre œil avait pu déceler au premier regard. Derrière l'apparence des images, on devine  des mondes intérieurs  : des fatigues, des peurs, des rêveries, des craintes, des drames . Tout ce qui fait la complexité et la richesse de l' individu. 
L'œuvre d'Alexandra Chauchereau pose un regard généreux sur l'individu et invite à en saisir toute une complexité qui ne peut se réduire à quelques clichés. C'est aussi une interrogation salutaire sur les images qui prennent une place de plus en plus prépondérante dans notre société  et qui ne peuvent rendre compte que d'une manière très partielle de la réalité humaine.  

ELISABETH VON WREDE : VOILE ET DÉVOILE… (Yannick Lefeuvre)

Dans les mouvements divers de la peinture actuelle, le ressenti, l'émotion voire la pulsion deviennent le sujet redondant des recherches picturales. Pour Elisabeth von Wrede le propos est tout autre, il vient s'établir selon un processus précis voire deux... Elle annonce : « Le blanc vient soit après un travail tout en couleurs qui lui est fait avec une gestuelle très dynamique, voir violente, soit après avoir écrit un texte où je vais exprimer mes pensées, mes idées, mon analyse, mon ressenti par rapport à un certain sujet. Réflexion intime que je ne partage qu'avec le futur possesseur de la toile.
Dans le premier cas il s'agit de la série " Révélations" dans la deuxième " les Secrets". Il s'agit en premier lieu et temps, d'une parole, d'une pensée, d'une réflexion qui à l'origine suscitent un premier recouvrement coloré, une sorte de dérive des mots, une ivresse des sons devenant jets de couleurs. Et en dernier, un enneigement blanc définitif. Étonnammant, l'ensemble offre une écriture colorée où les repères sensoriels disparaissent au profit d'une surprise vivifiante... un soi tout neuf, inattendu, ainsi révélé. L'œil est subjugué par des éclats de matières colorées. Ils surgissent entre les craquelures blanches tels des signes torturés et stridents. 
L'univers multicolore ainsi composé se lit comme un signe de croix. Horizon et verticalité fondent une loi imprévisible. Lettres sensuelles et faussement lisibles pour une lecture émotionnelle qui par le geste généreux de l'artiste n'appartient qu'à chacun(e). Si le tragique de l'être s'origine de secrets inavouables, elle en donne la preuve. 
Elle se situe à l'exact frontière entre la révélation du secret et la nécessaire intimité qu'elle revendique avec une rythmique rassurante censée calmer ce que le travail en amont a laissé surgir. Elle trace une ligne de partage entre blancheur et colorations vives ainsi ponctuées. Les luminescences aux tendances rouges, vertes ou bleues de chaque toile ouvrent sur des univers multiples et cohérents. Par son travail pictural, elle souligne un processus vers la vérité et s'y soumet avec opiniâtreté. Elle donne à la frustration, à la perte et à l'échec une possibilité de se créer un chemin. Elle affirme qu'il n'y en a pas d'autres sinon de quelques totems, grillageries ou fugaces apparitions abstraites.
Et le mode d'emploi accompagne l'œuvre, c'est inouïe.

L'oeuvre devient objet chatoyant de méditation. Aujourd'hui où l'intime tend à s'effacer au nom d'une soi-disante nécessaire transparence, elle tourne le dos avec effronterie à ce dictat. Enfin, dans un geste de voilement apaisé pour retrouver les siens, soit nous autres, elle impulse par le rythme devenu visuel, le mouvement de la vie voire de l'amour. A nous devant ses toiles de mesurer l'opportunité d'une telle vraie proposition. Si le dévoilement reste affaire intime, seul le voile nous en dira plus... mais chut !

dimanche 10 août 2014

ELISABETH SANDILLON, L'ÉRUPTION SENSUELLE DE L'ABSTRACTION (Hugues Bourgeois)

Déjà, il y a le parfum capiteux de l’huile, et avec lui, le choix d’une certaine difficulté. Et puis, il y a l’extrême abstraction du geste, qui pourrait passer pour une forme d’incohérence non contenue. 
Mais bien au contraire. C’est justement la maîtrise de la pulsion qui va créer cette œuvre singulière, maîtrise du trait, maîtrise de la couleur. Ainsi, sur une surface atone, va éclater quelque part sur la toile une forme vitale et vivante. L’œil serait-il en face d’un instantané chaotique de la genèse ? 
On peut y voir le nuage d’une galaxie naissante, la danse de molécules en formation. Cette peinture est éminemment constitutive de ce que nous sommes. Et si elle pourrait être un banal commun dénominateur, une force du hasard plus qu’une force créatrice, ces toiles sont en étroite relation avec notre intimité. 
Si j’ai fait, lentement, le choix de celle-ci, je n’en connais pas encore les raisons profondes. Alors, je prends le temps de fixer la toile, de longues minutes, et sans en savoir plus, c’est une conviction qui s’impose. Le tableau m’interroge : « pourquoi m’as tu choisi ? ». 
Je crois que c’est le bleu qui m’attire. Et rapidement c’est le rose. Et puis c’est à nouveau la confusion, mon regard perdu flotte sur la toile. L’Homme est homme de références, et c’est sans doute une faiblesse. Les nymphéas. J’ai toujours aimé en approcher mon regard, au plus près des fleurs elles mêmes. De cette proximité naît la forme abstractive de cette peinture. Un siècle sépare ces toiles, les peintres ont des intentions divergentes, mais chacun est en avance sur son temps. 
Après l’odorat, la vue, le toucher. Mes doigts caressent le magma de la peinture épaisse et lisse, en épousant ces courbes qui nous invitent à un voyage au centre de la terre. Nous y voilà. Elisabeth Sandillon nous donne à voir des veines de pierres précieuses en fusion dans un silence de volcan.


photos : Michel GANTNER