samedi 8 octobre 2011

NICOLE ANQUETIL, PASSEUSE EBLOUIE DE LA VIE... (Yannick Lefeuvre)

Dans les souffles mêlés de la grotte obscure, elle tente, le pinceau à la main d'inscrire l'énigme sur le front rugueux du dragon endormi. Le chemin est escarpé, difficile et imprévisible mais elle s'y jette. Nicole Anquetil nous emmène et nous la suivons. Le socle minéral des premières épaisseurs impose une mémoire insistante et nécessaire, le sommeil du dragon vibre dans ces enfouissements originels au coeur de la terre mère. Pour son oeuvre, il lui faut en fond comme substrat la sombre dureté des parois. Sur les roches de l'antre, elle s'adosse rassurée. 

Maintenant, elle peut s'élancer vers la couleur transfigurant les meurtrissures secrètes anciennes en jaillissements de taches virulentes. Elle les décline avec vigueur en rougeurs de sang, en chairs violentées d'émotions pudiques et en traces fulgurantes données sans complexe à notre regard. Dans les éternuements de pigments jaunes, d'épices oranges aux saveurs enfantines, dans le frottis poisseux des sueurs vertes aux embruns des passions, elle exulte. Son geste cherche l'exacte tension, la fulgurance et le paroxysme de l'animalité présente. Dans ce tapage coloré, elle vérifie que la bête dort toujours.

Exténuée, elle se sent malgré tout comblée, son mouvement doit s'arrêter car il est juste à l'équilibre d'une mystérieuse vérité. Or, ce qui s'annonce l'étonne, elle vient tout à coup voiler le paysage de douces volutes au toucher floral disant par là, au delà de sa violence, l'étonnement amoureux et sensuel devant la beauté du monde. Mais dans l'en dedans, le souffle pestilentiel et tenace du dragon emplit l'espace, il l'attire vers les résolutions glauques. Elle hésite, tiraillée. D'un geste sûr, elle refuse la complaisance car ce qui se cherche là est essentiel pour sa création. Alors, son choix s'affirme. Elle se propose d'aller vers la vie, elle n'a même plus peur d'éveiller la bête. Elle crie l'errance du jeu à pleines paumes, la fougue de la matière retrouvée, les cauchemars pulpeux. Jouisseuse, pétrisseuse et goûtant les plaisirs du bruit des éclaboussures qui cognent l'aplat de la toile où le rire explose, son enfance se réincarne. Tout ce remue ménage l'a amené là, dans le bref de la vivacité d'un plaisir enfoui et enfantin. Étonné, le dragon ouvre un oeil.

Elle dit bien pour qui risque l'éveil, les cheminements hasardeux entre le plaisir appris et imposé du vouloir combler ce qui manque et les espaces des désirs enfantins rétablis où les pulsions empoignent la matière avec sensualité. Elle touche là tous les risques du débordement. Elle sait avec nous que le fléau vertical de la balance se trouve à ce point de distance où l'être réfléchit, pense et regarde. L'artiste apprend l'espace entre elle et le reflet, cet espace géographique qui se décline de scansions précises. Elle y enracine son intuition et cerne le lieu du mouvement dans sa vérité nue éprouvée. Le dragon ouvre les yeux mais elle ne le craint plus.

Elle se sait et se veut présente à chaque instant de son parcours (jusqu'à le mettre en image photographique), apprivoisant la scansion nécessaire. A la suivre ainsi, personne n'est trompé car elle avance pas à pas et saura dire avec exactitude l'instant de la révélation (« C'est rare ! »). Elle éveille avec bonheur en nous les mots de Pétrone : « In umbra voluptatis lusi ! », « A l'ombre des plaisirs, j'ai joué ! » et tente d'ouvrir cet espace-temps qui concerne chacun. Fougueuse et joueuse, elle grimpe sur le dos de l'entité mythique.


De là-haut, elle discerne mieux le propos et elle inscrit la difficulté dans ces cernes noires qui tentent d'approcher le sens. Ce qu'il en est des émotions passées se trouve ici réinsérées. Par tous les autres sens convoqués, elle distille sous nos yeux sa vie intérieure en mouvement. Libre aux flancs des nuages, survolant la terre, elle nous agrippe le coeur. Derrière tout ce tohu-bohu la simplicité joyeuse d'un clin d'oeil apporte sa sereine tranquillité. C'est sans doute cela que chacun cherche et le bonheur qui s'installe devant nos yeux ouvre à l'évidence d'un aboutissement momentané. 

De l'origine individuelle à la traque du dragon des éléments, elle va aujourd'hui élaborer, détailler les mouillures, les fissures sans oublier les étranges métamorphoses des teintes qui révèlent ce monde particuliers dans lequel elle plane ( elle est chez elle et nous frappons à sa porte). Les flammes aussi disent les désirs crus de celle qui palpite et jouit, ce vent tournoyant que parfois Turner chevauche aussi ne nous laisse aucun repos. Elle lâche l'enfance et s'enflamme. Ici, chaque épaisseur de couleur tente de se frayer un chemin, elles se confrontent, se chevauchent et se bousculent. Il semble qu'elles crachent leur jus à la face de l'autre disant la virulence d'être et la particularité vibrante de chacune. 
Il semble même qu'il y ait tout à coup urgence pour elles d'être ainsi nommées et choisies par le geste du peintre. Tentons l'aventure pour quelques couleurs, je m'exalte à mon tour. Le jaune du soleil s'invente un dedans (soleil de nuit) et un dehors (soleil du jour) , le feu que l'on ignorait de lui, les bleus salivent et se meurtrissent, les roses n'ont pas honte et glissent vers les violets de l'âme, les verts sont l'herbe primitive de la bible, les noirs et les gris surgissent des terres argileuses qui insultent les roches des origines. Le dragon aux métamorphoses subtiles s'est glissé en elle. La métaphore visuelle où la nature abdique et se déploie en culture nous révèle les transformations nécessaires pour que cela se dise et se voit. La force bestiale domptée s'imprime dans son âme, le tableau vibre. Ce n'est pas de tout repos ! Emporté par sa vision ? Nous le sommes, certes, condition minimale pour goûter l'oeuvre mais aussi repéré car elle nous donne l'opportunité de vivre avec elle l'envol de ces échanges fructueux.


Si l'humanité pavoise aux limites de ses couleurs balayées par les poils de ses pinceaux choisis avec générosité et gorgés de substances, c'est qu'elle affirme cela de l'humain. Une animalité qui se déploie dans une explosion sensuelle vers le regard de l'autre. Ce sens qui n'advient et c'est sa certitude, que dans l'abolition des idées et des pensées convenues, dans la curiosité et l'étonnement de la présence dérangeante d'un trajet inattendu. Elle prend le risque, c'est indéniable ! Aujourd'hui, une nouvelle configuration se présente, les constellations l'accompagnent dans un déploiement où l'esprit et l'âme tentent les convergences. Il y a de nouveaux seuils à franchir, de nouvelles quêtes à investir et de grands enivrements à espérer. 

Comme toutes les recherches abstraites, nous pouvons passer à coté faute de « perdre son temps », elle nous invite dans cet espace là où les heures posent leurs traces où chacune ou chacun peut en toute innocence poser la main et se risquer à son tour. Ce lieu inscrit en nous, nous donnera la chance d'un regard plus ouvert et plus admiratif sur la vie. Elle est la « dame du dragon », maintenant, elle en est certaine. Si une oeuvre peinte nous amène à cet endroit là, nous ne pouvons que nous en réjouir et le partager avec elle ! 

vendredi 7 octobre 2011

ART ET POLITIQUE (Christian Noorbergen)

Article 1 : l’art n’est pas politiquement rentable. Il est souvent « incorrect ».
Article 2 : les hommes politiques sont des gens qui s’intéressent très modérément à ce qui n’intéresse pas les gens. Les gens sont très modérément intéressés par l’art.
Article 3 : les hommes politiques, actifs et ambitieux, n’ont pas vraiment eu le temps de se construire une culture artistique. Ils n’ont que des choses importantes à faire.
Article 4 : l’art permet d’habiter l’univers. Et alors ?
Article 5 : la politique indique à tous la route à suivre : « à droite, à gauche, tout droit, dans le mur, etc ». L’art fait de la résistance. Résiste à tout, à la publicité et aux camps de concentration.
Article 6 : l’art est lié à la condition humaine, la politique s’occupe, dans l’urgence, des situations urgentes. L’art tue toute idéologie, et toute idéologie l’anéantit. En tout politicien couve un idéologue.
Article 7 : la politique propose des porte-bonheur et des faux-semblants. L’art oeuvre« dans l’incurable » (Cioran ) quand la politique suppose l’ablation des profondeurs.

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Dans leurs activités concrètes, technico-économiques, les sociétés modernes, depuis la Révolution, sont quasiment orphelines des arts. Même si la consommation des produits culturels agite pour un temps les surfaces.
La politique fait semblant de s’intéresser aux arts. Elle-même en crise, elle est étrangement liée à l’éloignement libertaire de l’art. A force d’orienter les individus sur des objectifs immédiats, la politique ignore l’élan initial vers l’art et le fait disparaître au profit d’objets plus aisément identifiables, plus « faciles ».
Si l’art importait à la politique, la télévision constituerait, plus encore que l’éducation nationale, un sujet de réflexion et de transformation. Si l’art était pris en compte, la société tout entière en serait totalement transformée. Et nombre d‘actuels politiciens deviendraient des intermittents de la politique…

Les valeurs verticales de l’art ne sont pas celles, horizontales, dont la politique est l’esclave inconsciente, à droite comme à gauche, stéréotypes imposés qui font bafouiller le monde contemporain…
L’essence de l’art ne s’arrête pas aux frontières du social, de la technique et de l’économique. « Le beau est dans la distance » écrivait Simone Weil.
La politique s’affaiblit mortellement de l’oubli des profondeurs, elle s’étouffe sous l’étendue grandissante de ses propres surfaces.
Elle ne sait pas dépasser l’instant pour le projet lointain, elle ignore l’utopie régénératrice du présent, et n’ose jamais le deuil du déjà vécu. Symbole étonnant que la sincérité des discours dans les hommages funéraires…

L’art prend sa source au coeur lointain de la vie des hommes mais aussi dans les confins d’une distance indéchiffrable. La politique patauge à courte vue, et l’air s’empoisonne, quand les politiques ne respirent qu’électoralement….
La politique s’abîme dans l’ici et le maintenant, et ses parenthèses sont presque toujours bloquées. L’idéologie guette tous les modèles de pensée, et en premier lieu les structures politiques : la pensée simplifiée, refermée sur elle-même, se fait étrangère aux complexités brûlantes de l’œuvre d’art.. La volonté de système de la pensée moderne est comme niée par l’art, et le retour constant au chaos d’origine - chez de nombreux artistes – devient véritable obscénité.
L’art est vrai comme un accident de la modernité.
Mise à l’éc-art normale. Police mentale agissant dans le silence politique. En 1905, Klimt regrettait grandement, dans les journaux viennois, la part inouïe de la politique et de l’économie. Il oubliait le sport.
La pensée unique, surtout rapportée à l’intentionnalité doctrinale, rejette la sphère de l’art, et DOIT la rejeter sous peine de sa propre disparition…
L’art est la tache aveugle des visions politiques, il creuse le contenu latent du sens et des sens refoulés, du corps profond, de l’énigme crue d’exister, de la sexualité vive, et de la vie mortelle.
Nous ne rêvons jamais de politique, mais l’art rêve nos vies, et nos rêves hantent les arts.
La politique est devenue l’opium du peuple, quand s’agitent au-devant de la scène médiatique les fabuleux pantins des miroirs éclatés. Et les écrans sont vides, opaques, toujours déjà remplis...
L’art, fût-il parfois exténué de l’intérieur, ( quand il se fige sur des caricatures formelles ou sur des intégrismes culturels ) sert aujourd’hui, dans sa noblesse archaïque, de repoussoir aux expérimentations de surface de hasard et de mode. L’art comme rappel à l’ordre vital et au chaos.
Sans lui, comme support de possibles utopies et de langages à vif, la politique, structure d’incontournable réalité, s’épuise à tenir le crachoir dans les labyrinthes d’une modernité hypnotique, orpheline et butée.
Par contre, si les cultures du monde ne succombent pas toutes à l’étau américain, si la sphère politique se définit, même par défaut, sur des valeurs enfouies dépassant l’immédiateté efficiente, en ce cas, de nouvelles relations du politique et de l’art pourraient ouvrir des portes et des fenêtres sur les voyages à venir.

La peinture symboliste, à la fin du 19 ème siècle, a montré la fin de la culture européenne, l’achèvement de concepts jusqu’ici porteurs, et les impasses, voire le cul de sac, d’une modernité trop vite triomphante.
Au symbolisme finissant ont succédé, quasiment dans le même temps, l’expressionnisme, l’abstraction, le cubisme et le surréalisme. Et le monde s’est ouvert aux fabuleuses richesses de toutes ses différences.
L’art, même disparu de l’avant-scène médiatisée, vit d’invisible présence sous les surfaces politisées. Le politique a besoin d’un socle. En a-t-il encore un, sinon préfabriqué ? Ce furent l’imaginaire égyptien, la cité grecque, la religion chrétienne, et la maîtrise profane du réel. Avec autant d’esthétiques magnifiques qui les représentaient. Mais l’art n’existe plus dans ce qui est devenu ressassement, il a cessé d’illustrer ces modèles d’identité, et la politique, structure-miroir d’identité, l’a abandonné.
L’oeil politique ne voit pas le sol abîmé sous ses pas. Les hommes politiques sont les seuls vrais intermittents de l’art.
Peut-être faudrait-il le vrai courage de l’achèvement, et sa dure nécessité, pour que les stériles relations de l’art et du politique en terminent avec leurs échecs, et s’ouvrent à l’altérité qui seule peut déborder les blocages de l’acquis. L’art est marche en avant, il s’invente tout seul. La politique est à réinventer.

dessins d'Andy Variole
Paru dans Artension No 18 de Juillet 2004

lundi 3 octobre 2011

ESSAOUIRA - MAROC - Août 2011 (Eric Meyer)

Nous voilà depuis deux jours en plein coeur d'Essaouira et de sa medina classée au patrimoine mondial de l'UNESCO. L'ancienne Mogador, dressée face à l'océan Atlantique et balayée par des vents quasi permanents, nous abrite en son dédale de ruelles, au Ryad Dar Zette. On se perd facilement, mais avec plaisir, lors de nos premières sorties dans ces rues éventrées où le désert refait surface, dans ces ruelles encombrées de passants, commerçants, artisans et porteurs poussant leurs carrioles depuis les portes de la ville.
Des parfums et odeurs par dizaines viennent affoler nos sens : fruits secs, épices, poissons grillés, crêpes, cuir, patisseries, cuisine, mais aussi urine et égouts... Nos yeux ne sont pas en reste et se délectent des couleurs de la vaisselle et des poteries, des vêtements, des étals de fruits, du bleu des bateaux du port. Sur les terrasses blanches, ocre rouge, pied figé dans le béton comme pour mieux résister aux Alizés, de grosses paraboles rouillées tendent leur face au ciel, d'autres plus chétives, de bric et de broc, se dressent comme d'innombrables sculptures de métal.
Dans le port scintillent le ventre argenté des sardines et des chats par dizaines errent aux alentours. Les mouettes se marrent jusqu'à tard le soir et leurs rires se mêlent aux appels à la prière lancés par le muezzin et relayés par des hauts parleurs accrochés aux branches des caoutchoutiers de la place Moullay Hassan. Il fait bon ici prendre un thé à la menthe, boire un jus d'oranges fraîchement pressées...
Sensibles au monde qui nous entoure sans pour autant se sentir déjà y appartenir nous passons nos premiers jours à errer dans les ruelles, sur les remparts, le long du port et de la plage, tous nos sens en éveil. Nous n'avons rien de particulier à voir, pas de visite prévue, nous avons juste à être là... Essaouira est une ville que se cerne assez rapidement, mais qui pourtant se révèle pleine de surprises et de découvertes. Impressionnante les premiers instants, l'on s'y sent très rapidement à l'aise. C'est lorsque l'on commence à faire ses provisions au souk Jdid, acheter son poisson au port et ses crêpes pour le petit déjeuner, presser ses oranges, échanger quelques mots ou partager un thé à la menthe que l'on commence à se sentir faire partie du lieu.
On se ballade sur l'avenue Mohamed Zerktouni grouillante de monde et de commerces ; Carcasses de viande suspendues devant chez le boucher, poulets en cage, pigeons, lapins, montagnes d'olives et pyramides d'épices, plateaux de figues de barbarie, dattes, fruits secs et patisseries. Nous passons un peu de temps également à la plage dans l'après midi. L'eau y est fraîche, mais fait le plaisir des enfants. Depuis trois jours il fait un temps magnifique, le vent a complètement disparu et il fait chaud jusqu'à tard le soir.
Le soleil se couche assez tôt, vers 19h30, l'heure de la rupture du jeun est alors signalée par une sirène. Les rues se vident et le silence se fait. Seuls quelques commerçants gardent échoppe ouverte, dégustant assis à même le sol une soupe, buvant un thé. Vers 21h les rues se remplissent à nouveau et l'on se promène en famille, entre amis, toutes les générations sont dehors. Les terrasses de café se remplissent, de la musique s'échappe des restaurants et des maisons, des odeurs de grillades flottent dans l'air.
Il y a beaucoup de peintures à Essaouira, plus ou moins intéressantes, c'est selon...
J'ai croisé dans une petite ruelle, non loin du port, une petite galerie coopérative d'artistes autodidactes, pêcheurs ou artisans. Des oeuvres riches, foisonnantes, colorées, figuratives dans l'ensemble. Un monde peuplé de créatures, d'animaux, de signes, de personnages imbriquées les uns dans les autres. Ce sont de grands puzzles ou kaleïdoscopes offrant plusieurs niveaux de lecture. Les constructions sont parfois très précises et travaillées en détails, minutieusement, parfois plus amples et libres, comme si Cobra croisait l'art aborigène et Chichorro rencontrait Willem de Kooning.
Le haut lieu de cette école souiri est la galerie Fredéric Damgaart, située juste derrière la grande horloge. On y croise un bel ensemble de ce que peut être cette peinture qui trempe ses pinceaux dans les cultures berbères et africaines, métisse magie et tradition. Je me permets ici d'illustrer ce billet en reproduisant une oeuvre de Mohamed Tabal, artiste majeure de la galerie.
Un peu gris aujourd'hui, comme le ciel. Mal dormi la nuit dernière, pas fermé l'oeil. Crevé. J'essaye une petite sieste cette après midi, mais ça ne veut pas... Je décide de me mettre en quête d'une bouteille de vin pour accompagner le couscous du soir. Autant le dire tout de suite, je cherche une aiguille dans une botte de foin. J'ai bien une carte au trésor laissé par le propriétaire du riad : quitter la médina par Bab Marrakech, laisser les remparts sur la gauche et poursuivre la route qui longe les ateliers de réparation de voitures. La boutique se trouve juste après, sur la droite. Rien. Du vent, du sable, une ville qui semble à l'abandon. Je suis bredouille.
Je traverse la médina en sens inverse pour rejoindre le port. Je longe la plage déserte. Quelques gouttes commencent à tomber. Je traine du côté du chantier et prends des photos. Un ouvrier m'invite à passer de l'autre côté de la palissade. Il me donne des tas d'explications sur la construction des bateaux, les bois utilisés, les outils et pour finir me demande quelques dirhams... Je lui laisse ce que j'ai au fond des poches. Sur le chemin du retour je discute avec quelques chats et tentent de rire avec les mouettes.
Nous passons à table, le couscous est délicieux. Un des meilleurs. Nous le cherchons dans un petit boui-boui juste à côté de la maison. L'endroit ne paye vraiment pas de mine, mais les tajines et couscous sont royaux. Le patron est un homme charmant à la générosité inversement proportionnelle à la taille de son établissement : la largeur d'un couloir ; d'un côté les fourneaux et de l'autre une tablette de bois qui longe le mur. On casse ici la graine debout. Les enfants y vont en courant, casseroles sous le bras. Ils ont droit à une bonne embrassade à chaque fois et à leur galette de pommes de terre, met qui surclasse tous les autres !
La soirée se poursuit et je m'attelle à vider la carte de l'appareil photo sur l'ordinateur et à écrire ces quelques mots. Il est maintenant 1h30 et tout le monde dort. Je n'ai toujours pas sommeil...

Eric Meyer
- Esaouira - août 2011



dimanche 2 octobre 2011

POUR MATHIEU DRIÉ (Yannick Lefeuvre)




"C'est clair ! »
On l'entend partout et tout le temps. Quand notre regard happé par les portraits de Mathieu Drié constate l' évidence de ce qu'il montre, ça semble 
«clair».
Portraits saisis sur le vif des rencontres, figures de jeunes qui exhibent leurs vigueurs colorées, leurs utopies de fringues caractérielles et leurs expressions d'où transparait la nécessité d'être.

C'est apparemment facile et direct, on croit comprendre, « c'est clair ! »
Mais il les entoure, les cadre et enrobe de larges et rageuses couleurs floues. Et le doute s'installe, le monde existe-t-il ? Y a-t-il un extérieur ?

Il raconte que là les apparences jouent leur va-tout car il soupçonne que seule la substance donne chemin à son dire. Il sent que la vibration puise dans l'âme cachée encore secrète de ses poseurs et poseuses. Contre ce flou, l'urgence de sa vivacité s'affiche afin de ne pas se faire avoir. Gestes qui le mènent vers la densité de son courageux pari d'oser le figuratif. Voie difficile où le désir d'être s'affirme contre la nécessité actuelle de paraître. La ligne de partage est mince, de l'épaisseur d'un cheveu. Il nous a mené à l'endroit de ses choix car joueur lui même, il n'oublie pas se perdre dans le heurté des conciliabules de couleurs. On se perd enfin et nous les regardons autrement ces figures peintes, pleines de vie derrière leurs apparences, pleines de soif de liberté sous les modes et humaines, très humaines dans leurs désirs d'être aimé.

Il nous a emmené dans la perte car il n'est pas d'autres chemins pour aujourd'hui s'y retrouver !

samedi 1 octobre 2011

ARMELLE LE DANTEC RETOUR SUR UN VERNISSAGE (Stéphane Arrondeau)




           Sur le temps long de l’histoire, les historiens guettent fébrilement les points de rupture, les évolutions brutales, l’irruption d’un nouveau courant artistique. Chacun rêve d’identifier une  œuvre digne des Demoiselles d’Avignon de Picasso (1907), tableau novateur par essence, considérée comme la première œuvre cubiste, et à ce titre jugée comme étant « antiartistique » par le député Jules-Louis Breton lors d’un célèbre discours à la Chambre des députés (3 décembre 1912) !
            A l’échelle de l’œuvre d’une artiste, Armelle Le Dantec en l’occurrence, pouvons-nous si facilement identifier une rupture dans son parcours personnel ? Retour sur un vernissage …
             Vendredi 16 septembre 2011, fin d’après-midi ensoleillée. Beau week-end en perspective ! Les gens arrivent au vernissage de la nouvelle exposition d’Armelle Le Dantec, décontractés, heureux de se retrouver pour soutenir une artiste mancelle bien connue et appréciée de tous. Cependant à leur entrée dans la salle, les visages se crispent. Impossible pour eux de cacher leur étonnement. Chacun connaît l’artiste, son parcours, son œuvre. Plus précisément, chacun croyait les connaître ! Personne ne dit rien mais les murmures l’attestent : la surprise est totale !
            L’artiste s’en doutait. Aussi livre-t-elle quelques clefs de lecture de ces nouvelles œuvres, lors de sa prise de parole officielle. Elle parle, avec pudeur de ses doutes, de ses angoisses qui définissent si bien toute quête artistique. Oui, elle a connu, comme l’écrivain, la peur de la « page blanche ». Oui, les couleurs que nous pensions inhérentes et indispensables à son travail ont disparues !!! Des ballades dans la nature, ses interrogations personnelles ont engendré cette nouvelle confrontation brutale entre le blanc du papier ou de la toile et le noir brut du geste créatif. Applaudissements. Le buffet est ouvert.
            Les conversations se font plus vives. Les langues se délient. Chacun commente ! Mais en réalité s’agit-il réellement d’une rupture ? A chacun son opinion mais force est de constater que le squelette graphique de ces nouvelles œuvres est commun aux précédentes.
La sémantique du langage artistique d’Armelle Le Dantec est intacte. Un constat qui n’est pas anodin … 


LE DESSIN COMBATTANT (Michel Batlle)

Il y a dans certains dessins, une détonation de même nature que celle de Saburo Murakami traversant en 1956 des écrans de papiers tendus sur châssis, lors de la première exposition Gutaï dans les jardins d’Ashiya, Japon.
C’est le dessin combattant pénétrant les strates, défiant les stratégies de la composition. Et si le combat se limitait à cette perforation hyménée, qui est en fait, une germination ayant atteint son centre, donnant des tiges, des fleurs et des fruits dans un ordre caché ; les grandes herbes giflant de leurs diagonales les plans du tableau en charges de cavaleries jusqu’aux drippings de Pollock… mais aussi jusqu’à la mort foudroyante du grand végétal… Le dessin combattant peut  naître d’une contraction furieuse, n’être qu’une contradiction, une densité de force et d’engagement politique et poétique, génératrice d’autres contractions et d’autres densités au sein même du trait.  Le viscéral n’a rien à voir dans cette affaire, même si les dessins d’Antonin Artaud côtoient la douleur de la chair et le dérangement de la normalité…
Le dessin combattant comme lutte pour s’intérioriser au plus près du sujet et donc le laisser s’échapper, pour apprendre à dessiner et oublier le dessin. N’est-ce pas Vincent Van Gogh, au départ piètre dessinateur, qui lutte, qui lutte et qui finalement trouve le dessin ? 




VISAGES 
Des miroirs avancent, des plans se déploient, le noir crache ou s’attendrit ; il y a des ombres mais de qu’elles lumières naissent-elles ? Pourquoi des ombres ? Et le clair intouché, rencontre du vierge et de la lumière ou seulement reflet d’une paroi excessivement noire, un escalier qui s’enfonce au cœur de linéaments et de hachures, laissant la trace diurne en surface d’un vide circonscrit…
Le dessin pénètre la face, la face se pénètre par le dessin qui alors s’efface pour qu’apparaisse la face. Le trait suit ses stigmates signés au trait, saignés, scarifiés, comme des retenues de sables aux provenances vagues. Le trait écrase, imprime ou s’échappe, sinue, strie les formes pensées. Mais les traits génèrent des trous, peut-être des erreurs qu’il faut sauver, des perspectives égarées à retrouver un chemin, avant qu’elles ne s’échappent comme flèches sans cibles.
Dans ses constructions, le visage et ses traits qui ne sont pas les traits du visage, se surlignent, se censurent en tous sens dans un combat élémentaire. Il y à l’endroit, l’envers et l’intérieur, l’enveloppe, la surface, les vibrations. Certains cherchent la clef ; mais y a t il une serrure ? Certes le dessin a toute sa liberté mais s’emprisonne de lui même à plaisir.
Représenter le visage n’a plus sa raison d’être s’il se limite à une ressemblance, ne pas le décrire mais l’écrire. Le visage en porte-réflexions, il est, certes, un prétexte à des jeux de formes et de couleurs mais demeure, avant tout, un lieu pictural autant qu’un paysage, un corps, des objets assemblés...




TRAITS ACCUMULES
Lorsque j’accumule les traits afin de « sauver » mon dessin d’un froid graphique, est-ce que je triche ? Et à contrario, lorsque je dessine « au trait » comme le faisait Ingres, puis Picasso, alors que le trait sans tâche ni attache est comme le résumé de toute une expérience graphique et que ce trait dans sa plus simple expression, comme une signature limpide, illusionne les couillons, au point qu’ils croient en une illumination venue du ciel, est-ce que je triche ?
Car le fait de donner plus ou moins d’intensité dans le trait pour évoquer un modelé, donner forme à un espace, pourrait être de la plus grande tricherie.
Une excessive simplicité n’est pas la marque d’un dessin réussi, surtout que depuis l’avènement de l’art moderne, on accepte toutes les déformations et les erreurs comme gestes volontaires. Le «dessin au trait », le contour, la ligne continue, sans ombre ni modelé, généralement réalisé en un mouvement lent et progressif, comme on « avale d’un trait », doit être de toutes les suspicions. De tout cela le peintre chinois Shitao nous en a parlé dans son fameux traité de la peinture qu’il définit comme une réalité parallèle au monde. Pour lui, « L’Unique Trait de Pinceau confère l’infinité des traits du pinceau…».
L’artiste qui a beaucoup pratiqué la peinture et le dessin, peut tracer trois traits tombant « à pic », le tour est joué, le public aussi !
Le fait d’accumuler les traits est en quelque sorte l’aventure du dessin, son parcours, avec ses embûches, ses sauvetages et ses redressements ; c’est créer sa forêt et l’explorer en même temps, le jeu étant d’être ou ne pas être / d’être et ne pas être, en son intérieur: l’immersion et la distanciation : être ou ne pas être assommé par derrière ! Accumuler est un acte de plaisir, de fabrication amoureuse, autant de traits, autant de mouvements entre deux corps. Comme en amour, on ne peut se satisfaire de quelques traits!


L’UNIQUE ET LE REPETITIF
Une définition du dessin ?
La seule affirmation qu’on puisse donner c’est bien celle de l’indéfini, de l’infini ; non pas dans son aspect final mais dans sa conception, dans son âme. Le dessin aurait une âme, même si le dessinateur n’a pas d’état d’âme ?… Le dessinateur le sait-il ?
 Le dessin peut être une trace, une ombre, une saillie, une incision, un remplissage, un évidement, il est partout et nulle part, virtuel ou volontaire, déjà là dans la nature et en devenir dans la pensée de son médium, le « dessineur » ou le « dessinacteur».
Ces quelques traits, ces quelques notes sont les fruits de l’expérience d’une vie, un combat où l’artiste mouline à tout rompre contre l’indifférence.
Ne pas trop réfléchir au dessin mais le pratiquer, le vivre dans ses mouvements quotidiens, intérieurs, musculaires et cutanés.
L’improvisation se doit d’être créative; pouvoir imaginer le monde dans sa globalité dans la plus simple de nos attitudes et relier les humains et les choses à l’univers. Si je pose un objet sur une table je pense à la rotondité de la terre et cette globalité me donne les distances nécessaires pour respirer plus librement, comprendre et voir où je suis, qu’elle sera l’action que je vais mener à sa surface...
Je ne parle pas de la technique du dessin mais des diverses techniques de représentations.
Il y a le dessin qui copie, qui contourne, qui restitue et celui qui produit des formes les faisant jaillir d’un intérieur dont on a du mal à savoir s’il s’agit d’un intérieur existant ou de l’ intérieur même du dessin, sachant qu’il s’est créé de lui même. Et que jaillissent les formes de leur propre intérieur ainsi que nous l’enseigna le Cubisme ! Un enseignement délaissé aujourd’hui au profit d’une réalité photographique qui se mêle aux images de la consommation courante…



NOIR HAIT BLANC ?
Le dessin ne peut se désolidariser de la composition, il est, LA composition, l’architecture, la dynamique ; fluide, gras, lourd, sec, démonstratif, souterrain… Il est une stratégie, la stratégie du dessin, de l’espace, de la parole écrite, de ce que la parole ou l’écriture ne peuvent dire.
Il y a des dessins épurés, forts en densité, d’autres aux traits accumulés, saturés d’ingrédients graphiques, des assemblages indissociables de la vie jusqu’à ce que l’œuvre en arrive à ne plus avoir de parole et n’être qu’une scorie de vie, tel un vêtement mille fois lavé dont il ne subsisterait que les coutures et que, l’œuvre soit sans voix et ne puisse se révolter contre son auteur, son père. C’est seulement lorsque le scripteur aura laissé les traits à leur propre destin que cet ensemble deviendra autonome, il n’y comparaîtra qu’une sorte d’ADN séchée, sperme sombre craquelé sur papier blanc, semence blanche sur fond noir… Traits sombres en migration sur territoires blancs…
Le tout dessin est en nous, nous l’avions déjà plaqué dans nos entrailles, dans les canalisations de nos veines, les vibrations de l’épine dorsale. Le dessin est en trame en nous, un tamis laissant fluctuer les plus petits grains de je ne sais quoi, les nuances sans un doute apparent.
Et le tactile dans tout cela ? Faut-il nous voiler la face, souffrir un aveuglement pour ne voir qu’au toucher et le dessin est alors volume, gravure, texture, relief, une scorie encore?
C’est parfois un fagot prêt à brûler, crépitant jusqu’à donner du cri, le dessin percutant nos tympans ! Oui, enfin, le cri, on l’attendait celui là!...
Mais à chacun son cri, ses crissements, le va et vient de ses élytres, les arbres aux cigales et les champs aux bourdons !
Le chant de l’encre de Chine et le noir dessein du grillon.