Ses êtres sont des trous humains. A travers eux, on
voit, car il y a des corps autour des trous, par où passe l’infini. Il n’y a
plus d’horizon, on leur a enlevé le ciel. L’extérieur n’existe plus :
l’extrême intimité, et la plus lointaine qui soit, les a durement sculptés.
Peut-être ont-ils la couleur de la boue, et le regard
brûlé. Les êtres rugueux de Ruta, autrefois, ont été brisés de l’intérieur. Et
ça continue. La boue brûle encore. Ce sont des êtres densifiés de peine et de
lacunes. On ne peut plus leur prendre quelque chose, car ils n’ont plus rien.
Ils ont tout perdu, sauf notre humanité. Ils ne sont pas invincibles, un
souffle les bouleverse, un reproche les épouvante, et cependant, ils sont
invaincus. Ils ont traversé la destruction de tous les dehors, ils sont
indestructibles.
Ils sont nos frères d’abîme, ils tiendront jusqu’à
la fin des temps. Leurs organes ne font plus qu’un. Tout s’est durci, tout
s’est concentré. Leur densité est terrible. On s’y briserait le coeur. Seuls
les yeux sont plus grands, et aussi leur fragilité… Peut-être hésitent-ils
entre la jeunesse interdite et la vieillesse oubliée ? La vie les hante,
et la mort les touche. Ils sont toujours à portée de la tendresse.
Petit homme d’éternité, au sexe doux, offert à
l’immensité. Femme au cœur ballant. Enfant accroché. Tous, ils ne font qu’un.
Un seul regard. Chaque œuvre de Ruta est une île de vie, une obsession sublime.
Une résistance ultime, résistante à tout, et formidable de fragilité, a pris
corps. Et pourtant quelque chose ne sait plus prendre corps. Les abandons de
l’enfance interdisent l’habit de chair. Les désirs ont quitté la route.
Indéfinie, improbable, l’indicible attente sidère les regards. La flamme
recueille le sommeil des cendres. Espoir latent et puissant, départ en
léthargie…
Ruta crée dans l’irrécupérable. Chez elle, il fait
grande nuit. Il y a toujours la nuit. Innombrable, interminable. L’univers est
sans fond, le jour a fui loin de la peau, et même les yeux sont de nuit… Elle
affronte la part d’ombre que l’ordre du jour n’ose affronter, elle dit les
trouées de l’être, les corps sacrifiés de nos ombres, et leurs mortelles
beautés.
Elle sait travailler la terre, sa terre en elle
travaille, et ses repères, et
l’ancestrale culture des côtes baltes. Mais la perte des origines a rendu l’air
irrespirable. Ces êtres indicibles, poignants et soignants ont la sourde
nostalgie des sources vives, des mythes intimes et des légendes secrètes. Ils
respirent nos blessures et nos silences. Ils ont des failles, des déchirures,
des transparences, des fissures, et des coulées de ciel. Ils incantent nos
cicatrices. Ils sont les incarnés et les démunis d’un dialogue sans fin d’elle
avec elle-même. Dans elle-même, il y a m’aime, il y a celle qui s’aime, et tous
les autres, inséparés. Ils sont la troupe exténuée de nos doubles indéfinis.
La tête aussi est plus grande. Elle semble parfois porter un corps si proche et si lointain qu’il vit en dessous, et toujours il se tait. Il est de terre, lui aussi, mais il est porté par ces hauteurs de tête. Ruta ne s’arrête pas à la souffrance. L’ange a oublié la bête, et le désastre est en fuite. Du spirituel dans l’art…
La tête aussi est plus grande. Elle semble parfois porter un corps si proche et si lointain qu’il vit en dessous, et toujours il se tait. Il est de terre, lui aussi, mais il est porté par ces hauteurs de tête. Ruta ne s’arrête pas à la souffrance. L’ange a oublié la bête, et le désastre est en fuite. Du spirituel dans l’art…
Sculpture à risques, celle de Ruta, car il n’y pas
l’ombre d’un divertissement. Pas le moindre mirage de séduction, mais une
insidieuse contagion, la haute et implacable présence du grand œuvre. Une
compassion extrême et crue. Alchimie ténue de la plus dure présence et de la
beauté cruelle.
« A
travers moi, l’homme, vers le monde », dit-elle.
Le petit
peuple de ces humains sans âge, démuni, essentiel, et de taille étrangement
réduite, fusionne l’insupportable du trop vécu au dénuement effarant des enfants
d’âme. Ces êtres au regard posthume sont nos durs miroirs. Quand tout se tait,
infimes, les crocs plantés à l’intérieur, ils parlent sans mot de l’éternelle
énigme de l’existence. Ils portent la contemplation jusqu’au bord aigu et
tranché d’un horizon toujours noir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire