Le supplément du Monde économie et entreprise a
publié le 4 mars 2014 plusieurs pages sur le marché de l'Art Contemporain. De
ces écrits ressort l'omnipotence de cette forme actuelle du marché, en parfaite
conformité avec le capitalisme moderne.
La fascination des articles du "journal de
référence" est motivée par l'adaptation "magistrale" du
secteur à l'offre capitaliste. Surtout, l'obstacle de "l'ésotérisme"
et du "ghetto du spécialiste" (en art historique) étant levé, l'Art
Contemporain, digne de son époque, s'avère "à la fois objet de plaisir
immédiat et de spéculation financière". Désormais, nous dit-on, l'Art
Contemporain "est devenu le principal moteur du marché de l'art".
Certes, "un fort parfum de bulle flotte au-dessus de ce monde exclusif
et festif" ; mais y a-t-il lieu d'anticiper, voire d'en faire
l'analyse ? On se rappellera qu'au terme d'une précédente descente aux enfers
de la spéculation sur l'art, dans les années 1990, les professionnels gageaient
que le secteur allait en profiter pour se "moraliser". C'était sans
doute faire preuve de sens de l'humour que de le penser...
Aujourd'hui donc, depuis 2003, mieux que les Bourses,
la dynamique de l'Art Contemporain a multiplié par six ses investissements. Les
grosses fortunes, ravies d'activer un tempo de l'art devenu "accessible"
(c'est-à-dire compréhensible) et "moins intimidant que l'art ancien,
qui requérait des clés", dépensent des sommes (17%, apprend-on) qui,
tout en étant de loisir, s'avèrent "en conformité avec les réalités du
marché mondialisé". Désormais, faire son marché chez Christies ou Sothebys
permet d'aller au-devant d'un "art beaucoup plus lié à la vie"...
Tant il est vrai que celle-ci, accordée au principe duchampien "d'acheter
de l'art comme on achète des haricots", permet à une "jet-set-arty
mondialisée" d'affirmer sa capacité à générer un profit futur,
résolument tendu vers le futur. Que l'hyper-concentration des acteurs (qu'ils
soient producteurs d'art ou acheteurs spéculateurs) se recrute sur une
population infiniment limitée et triée sur le volet, sinon bunkérisée,
entre-t-elle en jeu, vaut-elle que Le Monde mette en question ce système en
place ? Gageons que ce sera pour plus, beaucoup plus, tard (ou dans de toutes
autres pages).
Une question qu'on pourra soulever après avoir lu ces
pages sera de demander pourquoi la mise à jour (plutôt qu'à nu) de cet aspect
de l'art actuel occupe ici tant de pages. C'est-à-dire, en fait, toutes les
pages, toujours. Lisant à mi-mots, on voit qu'un recul est proposé au lecteur
subtil sur l'intérêt profond ou réel des " œuvres" mises en exergue.
Mais c'est si fin... Qui le sent ?
Car le titre générique des articles associe moins
l'art contemporain au danger de la "bulle" qu'au jackpot. Lecteur, on
est entraîné dans cette folle (formidable) dynamique, dans ce miroir endiablé
qui finit par annihiler tous les autres actes de la production artistique
actuelle. Que la "jet-set-arty mondialisée", fixée aux jackpots
financiers, ait voix au chapitre, on connaît. Sa façon d'absorber le critère
artistique aura consisté à désacraliser les œuvres, leurs fonctions et le mode
de réception lui-même, en phagocytant tout. Pour ce faire, tout a été effacé,
sauf l'enveloppe ART, écrin criant, criant ses mots d'ordres aux acheteurs
patentés d'ART (le titre de noblesse, ART, restant intouchable et neuf). Gogo
qui s'y oppose ; l'art est là, contemporain exclusif ! "Soyons résolument
moderne", répète-t-on à l'envi depuis Rimbaud, comme si le résolument l'emportait
sur tout, même sur le moderne... Ce qui vaut désormais étant d'être
résolument solvable.
Or la réalité est plus complexe que ce que les
articles du Monde ordonnent. Indépendamment du jackpot, dans leur immense
majorité, d'autres artistes, laissés-pour-compte de l'art, produisent malgré
l'obscurité qui les voile. L'obstacle, c'est que leur visibilité pouvant
heurter la spéculation (en tant qu'elle représente une alternative créative,
porteuse de fragmentation), garder le silence sur eux est une nécessité
impérieuse, par-delà tout doute possible.
La publication des pages économie et
entreprise révèle la trame économico-politique qui, en actes,
sous-tend la culture actuelle, notamment des arts plastiques. Les
concentrations actives aujourd'hui, en dégradant les notations concurrentes,
les démonétarisent. A l'instar des classes moyennes ou défavorisées
mises à mal par l'hyper inflation des plus riches, la déferlante du
"jet-set-arty", sa peoplisation, et sa sur-médiatisation
mal définie, musellent dorénavant nos contre-pouvoirs. Ce changement d'échelle
offre donc aux portefeuilles agissant tout l'espace de la pensée et des œuvres,
quand la lenteur du processus historique de l'art, sanctuarisé par l'école, les
ateliers, au musée et dans d'autres lieux de proximité, leur opposerait un
contre-feux. Surtout, cette lenteur de la maturation, en validant une possible
distanciation, voire une relativisation du choix des formes, inscrit celles-ci
dans ce cycle long indispensable pour façonner le terreau de nos consciences.
Portée par le recul historique, la pratique de l'art s'accommode de l'échelle
intime, qui instaurera l'alternance de va et vient entre les temps longs et
brefs.
Question d'échelle et d'alternance, dis-je... Quand
une œuvre artistique se fait, se poursuit, telle une course de relai, avec des
moyens matériels limités, relevant d'une économie professionnelle et domestique
qui n'en appelle pas aux plus fortes concentrations ; quand l' œuvre ainsi
produite entre dans un système d'échange aux larges assises, indépendant de
considérations financières trop lourdes ; quand une progression transparente et
tangible de cette œuvre permet d'en juger les avancées ou les atermoiements ;
quand les bases ainsi partagées permettent un dialogue fécond entre œuvre,
"ésotérisme", recherche théorique et formelle, etc. ; quand
l'équilibre des échanges mis en jeu favorise des dialogues essentiellement
renouvelables, plutôt qu'un recours à d'intangibles figures d'autorité ; quand,
enfin, la pluralité des modes de production des œuvres leur permet d'émaner de
la plus grande diversité possible ; alors l'information journalistique qui fait
partager un tel kaléidoscope accomplit un travail profitable à l'art, à la
presse et à ses lecteurs, au bien commun. Notre époque et ses productions les
plus élaborées en ont besoin.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire